Ce soir-là, Timothée était debout à son bureau.
Il regardait attentivement la pièce qu’il avait dans la main. Il la tournait et la retournait dans tous les sens, perdu dans ses pensées. C'est à ce moment que Balthazar entra par la fenêtre. Le petit garçon se tourna vers lui et lui dit distraitement :
« Bonsoir Balthazar.
- Bonsoir Timothée, lui répondit le marchand de sable. Tu n’es pas dans ton lit ? »
Le petit garçon regarda autour de lui surpris, comme s’il découvrait subitement l’endroit où il se trouvait. Puis, sans dire un mot, il alla s’asseoir dans son lit et remonta la couette bleue nuit sur laquelle étaient imprimées des centaines d’étoiles. Il resta là, assis, à regarder la pièce en or.
« - Je vois que la petite souris est passée, affirma Balthazar.
- Oui, répondit simplement Timothée.
- Tu es bien silencieux. Que se passe-t- il ?»
Timothée leva les yeux et regarda enfin le marchand de sable.
« C’est à cause de cette pièce. Je ne sais pas ce que je dois en faire.
- Tu peux la garder, elle est à toi.
- Non, dit l’enfant. Elle est au Prince Souris. Et il a été puni parce qu’il voulait la
garder. Je ne veux pas être puni.
- Le Prince Souris a été puni parce qu’il voulait garder TOUTES ses pièces. Et surtout parce qu’il avait été sans cœur. Ce n’est pas pareil.
- Mais si je garde la pièce, qu’est-ce que je vais en faire ? Je ne sais pas à quoi ça va me servir. Ce n’est qu’un peu de métal tout rond, tout jaune et tout plat.
- Garde-là pour le moment. Un jour, tu trouveras l’occasion de l’utiliser. C’est ce qui est arrivé à la Poule aux Œufs Vides.
- La Poule aux Œufs Vides ? C’est qui ?
- C’est une poule qui pond des œufs dans lesquels il n’y a rien. Tout comme toi, elle ne savait pas quoi en faire.
- Et ensuite, qu’est-ce qu’elle en a fait ?
- Pose ta pièce sur ta table de nuit et allonge-toi. Je vais te raconter son histoire.»
Timothée s'exécuta. Balthazar vint s’asseoir sur le bord du lit, son bonnet de nuit tombant nonchalamment sur son épaule droite. Il commença son histoire.
« Dans une très vieille ferme, au fond d’un poulailler en bois vivait une poule grise qui ne pondait pas d’œuf. Tout autour d’elle, les autres poules n’avaient pas ce souci. Elles pondaient souvent et de nombreux petits poussins couraient autour d’elles. Toutes caquetaient joyeusement, parlaient de la pluie et du beau temps, du goût des grains de blé, des poussins qui grandissaient. Toutes hormis la poule grise. Elle était triste, mais ne se décourageait pas. Chaque jour, elle essayait. Et chaque
jour elle échouait.
Un matin pourtant, en se réveillant, elle sentit sous son ventre quelque chose de rond. Surprise et en même temps pleine d’espoir, elle se leva rapidement et regarda l’œuf qui se tenait là. Folle de joie, elle appela les autres poules qui accoururent rapidement puis elle prit l’œuf dans ses ailes. Là, elle constata qu’il était très léger.
Aussi léger qu’une de ses plumes. Déconcertée, elle demanda aux autres si cela était normal. Elle qui n’avait jamais pondu d’œuf, elle ignorait complètement ce genre de choses.
« Non ma chère, lui dit une vieille poule rousse, ce n’est pas le poids habituel d’un œuf. D’ailleurs, votre œuf est tout rond. Ce n’est pas du tout un œuf de poule !
- Mais c’est mon œuf, répondit la poule grise.
- C’est vous qui le dîtes ! Personne ici ne vous a vu le pondre. »
La vieille poule rousse soupesa l’œuf avec dédain puis dit encore :
« - A mon avis, cet œuf est vide. Nous devrions le briser pour vérifier.
- Non ! s’écria la poule grise en lui arrachant l’œuf des mains. Il est à moi ! Vous ne
le briserez pas !! »
Et elle l’emporta, le plaça sur la paille chaude et se mit à le couver sous le regard moqueur de ses congénères. Elle resta ainsi toute la journée et toute la nuit, veillant jalousement sur son unique œuf.
Le lendemain matin, à côté du premier, elle découvrit un deuxième œuf, ovale et long cette fois, mais tout aussi léger que le premier. Intriguée, elle n’en parla pas cette fois aux autres, de peur que la vieille poule rousse ne veuille encore en briser un. Elle le cacha et le garda précieusement avec le premier, se tenant à l’écart des autres habitantes du poulailler et s’interrogeant sur ce que pouvait bien contenir ces deux œufs.
Le troisième jour, un autre œuf était apparu, minuscule et aussi léger que les deux autres. Il en fût de même les jours suivants. Chaque matin, la poule grise découvrait un œuf d’une forme différente, aussi léger que les précédents. Si bien que rapidement, il lui fût impossible de les cacher aux yeux des autres poules. Elle essaya tant bien que mal de disposer ses œufs sur la paille qui l’entourait, mais bientôt il manqua de place. Les autres poules finirent par protester devant l’envahissante production de la poule grise, le poulailler étant rapidement rempli d’œufs de toutes formes, tous aussi
léger que l’air.
Un soir, en voulant se coucher, une grosse poule brune bouscula un des œufs et le fît tomber à terre. Lorsqu’il toucha le sol, il se brisa. Les poules, curieuses, accoururent alors, mais ce fût la poule grise qui arriva la première, affolée. Lorsqu’elle ramassa les morceaux de coquille, elle constata que l’œuf était bien vide. Elle entendit alors la voix railleuse de la vieille poule rousse derrière elle :
« Ah !! J’avais raison ! J’avais déjà entendu parler d’une poule aux œufs d’or, mais c’est bien la première fois que je vois une poule aux œufs vides !! dit-elle méchamment. Cela ne sert donc à rien de garder tous ces œufs. Ils prennent trop de place ici et ne contiennent rien. Jetez-les hors du poulailler !»
Triste, la poule grise ne put pourtant renoncer à ses œufs vides, elle qui si longtemps fût incapable d’en pondre un seul. Elle sortit du poulailler et alla pleurer seule, à l’abri des regards. Elle leva les yeux au ciel et soupira:
« - A quoi peuvent bien me servir des centaines d’œufs vides ? A rien ! Et pourtant je ne peux les jeter. Ce sont les miens. Si seulement je pouvais en pondre un seul qui soit plein ! »
Alors, à ses pieds, une petite voix aigüe lui répondit.
« Donnes-les nous ! En échange nous exaucerons ton vœu.»
La poule grise baissa la tête, cherchant du regard qui avait bien pu parler. Elle découvrit là un tout petit lutin tout habillé de vert. Intriguée, elle lui demanda :
« Te donner mes œufs ? Et qu’en feras-tu ?
- Nous sommes beaucoup de lutins dans la prairie juste à côté et nous ne savons pas où habiter. Lorsque l’hiver vient, nous avons froid. Tes œufs vides nous feraient une jolie maison à chacun.
- En échange, j’aurais un œuf plein ? demanda la poule grise.
- Oui, dit le lutin. Mais un seul. Pas plus, pas moins.
- Et comment feras-tu ?
- Donne-moi tes œufs vides et tu verras.»
Alors la poule retourna au poulailler, où toutes les autres poules dormaient à présent. Elle ramena au lutin ses œufs, un par un, en prenant garde de n’en casser aucun. Les lutins, maintenant tous assemblés autour du premier qui semblait être leur chef, prirent les œufs et les emmena dans la prairie. A chaque fois, ils remercièrent gentiment la poule grise.
Quand le dernier œuf fut enlevé, le lutin tout habillé de vert se rapprocha de la poule grise et lui tendit quelques fanes de carotte :
« Mange ceci dès ce soir, lui dit-il, et attends sept jours. Les œufs que tu pondras d’ici là, tu nous les donneras, mais le septième, celui qui sera bien plus lourd, tu le garderas.»
Et le lutin s’en retourna dans sa prairie. La poule fît ce qu’on lui avait dit : elle mangea les fanes de carotte et s’en retourna dans le poulailler.
Le lendemain matin, elle pondit un œuf vide. Et le soir elle le donna au lutin. Le jour suivant aussi. Il en fut ainsi six jours durant. Le dernier soir, le lutin prit l’œuf que lui ramenait la poule et lui dit :
« Celui-ci est le dernier que je te prends. Demain tu auras ce que tu veux.»
Et il s’en alla sans dire un mot de plus. La poule retourna chez elle, impatiente et eut bien du mal à s’endormir.
Le lendemain matin, lorsqu’elle se réveilla, elle découvrit un œuf tout ovale et tout blanc et surtout, lorsqu’elle le souleva, elle constata que le lutin avait tenu sa promesse. Alors, heureuse, elle s’empressa de le couver, tout en appelant les autres poules pour qu’elles viennent admirer son premier œuf plein.
Le soir, alors que la poule grise se préparait à dormir, l’œuf bougea. Surprise, elle le dit aux autres. Toutes se réunirent autour de l’œuf qui gigotait dans tous les sens. Emporté par son poids, il roula sur le côté, une fissure apparut puis un bout de coquille tomba.
Une longue oreille en sortit, puis une seconde.
«Par la crête du grand coq ! dit la vieille poule rousse. Un lapin !! »
De l’œuf émergea effectivement un tout petit lapin blanc. Il sortit timidement la tête avant de se recroqueviller immédiatement à l’intérieur de la coquille.
«Un lapin !! répéta la poule rousse. Pouah !! C’est ça que contient votre œuf ? Ce n’est pas un poussin. Il n’a pas sa place dans un poulailler ! »
Et elle se détourna d’eux, retournant dans son coin. Les autres poules firent de même, laissant la poule grise avec son œuf et son lapin. Cette dernière regarda la coquille brisée, puis s’approcha.
«Viens, dit-elle au lapin.»
Elle le prit sous aile et le serra contre lui. Peu importe ce que pensaient les autres poules, elle avait ce qu’elle avait tant désiré. C’était la plus heureuse des poules.»
Balthazar se tût et Timothée le regarda un temps dans les yeux avant de lui demander :
« Alors je dois garder la pièce et la donner plus tard à quelqu'un qui en aura besoin ?
- Tu fais comme tu veux Timothée. C’est ta pièce.
- Le Prince Souris a gardé ses pièces, et lorsque la vieille femme en a eu besoin, il n’a pas voulu lui donner. Maintenant, c’est une souris. Mais la poule grise a eu ce qu’elle voulait lorsqu’elle a donné ses œufs vides.
- Et toi sais-tu ce que tu veux ?
- Non, dit Timothée.
- Je crois que le Prince Souris ne savait pas non plus. Mais tu as encore beaucoup de temps devant toi pour y réfléchir. Tu n’es pas obligé de décider maintenant»
Timothée resta pensif un moment. Puis il changea de sujet :
- Ton histoire de poule et de lapin, ça me fait penser au Lapin de Pâques !
- Ah oui ? demanda malicieusement Balthazar. Je peux te raconter son histoire
demain si tu veux.
- Tu peux me la raconter maintenant ?
- Non, car maintenant tu dois dormir.»
Le petit garçon s’allongea. Il avait encore beaucoup de questions en tête, mais il était également très fatigué. Il ferma les yeux et lorsque Balthazar posa un peu de sable sur ses yeux, il songea aux Géants de Pierre.
Il s’endormit.
Balthazar raccrocha la bourse remplie de sable à sa ceinture, puis se dirigea vers la fenêtre. Avant de sortir, il sortit de sa poche un œuf léger comme l’air. Il le regarda longuement, songeur, puis le remît à sa place. Il ouvrit la fenêtre, monta sur son nuage de nuit et s’en retourna au pays des marchands de sable.
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